Le cinéma c’est de l’hypnose ?

Depuis le début des années 2000, on étudie les liens entre le cinéma et l’hypnose. Le livre Le Corps du cinéma, hypnoses, émotions, animalités, de Raymond Bellour nous donne l’occasion de revenir sur ces recherches. Peut-on rapprocher la position du spectateur de cinéma à celle du sujet hypnotisé ? La question n’est pas récente puisque Jean Epstein, Robert Desnos et les surréalistes, et d’autres comme les contributeurs à l’Institut de Filmologie dont Roland Barthes, se la sont déjà posée en leur temps. Dernièrement, ce sont des chercheurs d’Allemagne, des États-Unis, d’Italie et de France qui s’interrogent à leur tour de manière plus systématique et scientifique. Ils s’appuient sur des sources et des analyses de films (ou des spectacles visuels) dans l’objectif de comprendre les particularités de l’expérience du spectateur devant un spectacle cinématographique.
Ces recherches sont menées principalement par des historiens de la littérature et des médias qui s’intéressent au cinéma, ce qui leur donne une orientation historique distinctive, tout en les laissant très ouvertes sur les questions concernant la théorie du cinéma actuelle. Les auteurs de ces travaux s’occupent tant du cinéma muet que de films très variés typologiquement, historiquement et géographiquement. Ils s’intéressent en tout cas tous à l’angle de l’hypnose en tant que dispositif (technique, subjectif, thérapeutique, etc.) ou en tant que représentation culturelle (image, trope, fantasme, modèle de pensée, etc.).
L’article nous fait un petit rappel sur l’hypnose, qui est un état modifié de conscience. L’hypnose met en avant un mode de fonctionnement psychique de la pensée rationnelle qui s’appuie sur l’inconscient et la pensée archaïque et infantile. En hypnose, le principe de réalité et de la notion de temporalité est atténué, la pensée logique s’efface, et le principe de non-contradiction ne s’active plus. On assiste également en hypnose à un transfert qui donne la possibilité à l’hypnotiseur de communiquer avec le sujet hypnotisé à travers son inconscient, dans le but de favoriser l’imagerie mentale, l’imagination, la sensibilité, les associations d’idées. Le sujet hypnotisé se trouve en état d’extrême suggestibilité et peut ainsi recevoir et accepter des idées plus facilement qu’à l’état de veille consciente. Il conserve toutefois une certaine volonté, car l’hypnose est une régression au service du moi, autrement dit le sujet garde le contrôle et n’affaiblit ses fonctions psychiques que dans la mesure qui lui convient.
Ainsi, on observe que les auteurs dont l’article parle plus haut relient l’hypnose et le cinéma à deux niveaux distincts (mais la plupart du temps interdépendants) : le niveau représentationnel comme figure ou thème, et le niveau épistémologique. Au niveau représentationnel, l’hypnose est intégrée dans un récit qui en donne une certaine image, en fonction de l’époque, du genre, du type de film. Au niveau épistémologique, elle apparaît comme une métaphore qui présente le spectateur du film dans la même position que le sujet hypnotisé. Le public du cinéma réagirait ainsi comme le sujet hypnotisé, capté par l’image sur l’écran, absorbé par l’histoire racontée, momentanément dépossédé de son moi conscient, et, de surcroît, plongé dans un état de sous-motricité, soit en quasi transe.
Ce double niveau (représentationnel et épistémologique) permet de mettre l’hypnose au rang d’un contenu cinématographique et d’un dispositif audiovisuel.
Depuis les années 70, la théorie du cinéma s’intéresse à la variété des rapports qui se créent entre l’image et le spectateur. Ces travaux de recherche permettent de réactualiser la question. On peut l’aborder sous de multiples angles, par exemple sous l’angle psychanalytique, ou encore féministe, culturel, sémio-pragmatique, cognitiviste, énonciatif, narratologique, pragmatico historique, mais le centre spéculatif reste toujours l’entité spectatorielle. Chaque type de spectateur est construit par des principes qui se répartissent entre deux pôles : le sujet est soit enfermé dans un dispositif contraignant qui a le contrôle, soit totalement libre de faire ce qu’il veut avec les circonstances cinématographiques, c’est-à-dire les ressentant et les interprétant selon ses attentes, sa culture, son histoire, et il passe alternativement d’une situation à l’autre.
On peut concevoir la position du spectateur de plusieurs manières différentes, concurrentes et même parfois antinomiques. Ces théories d’étude s’appuient sur ces conceptions, et, au moyen de références en provenance de domaines non cinématographiques (comme la philosophie, les neurosciences, la psychologie, l’esthétique), elles veulent montrer le degré d’activité (ou de passivité) du spectateur. La psychanalyse est concernée, qui a longtemps été une référence pour le cinéma quand il donnait à voir la métaphore du rêve comme clé de compréhension à la logique métapsychologique qui exerce une influence déterminante sur la vision et le plaisir spectatoriels.
L’hypnose entre en jeu dans ce contexte des théories du dispositif et du spectateur. Elle n’a pas eu la même fonction de recherche que le rêve, et l’absence d’une utilisation stricte et précise du modèle hypnotique est sans doute due au mépris de la part des scientifiques au XXe siècle (et on cite notamment l’Institut de filmologie), ainsi qu’à la mauvaise compréhension de l’hypnose comme élément social et historique, et enfin à l’image de passivité qui lui est attribuée, dans la mesure où l’hypnose est la plupart du temps vue comme un état dans lequel le sujet est totalement dépossédé de sa volonté et s’en remet entièrement à l’hypnotiseur. Toutes ces raisons qui s’additionnent et s’articulent entre elles expliqueraient selon l’article que l’hypnose n’ait tenu qu’une place mineure dans la théorie du cinéma jusqu’au début du XXIe siècle. Et ces raisons toutes ensemble doivent être considérées dans le contexte de mystère qu’a toujours suscité un phénomène difficile à comprendre et éveillant la curiosité, malgré les études consacrées au phénomène, quel qu’il soit. Parce que les diverses disciplines interprètent chacune l’hypnose à sa manière, parce que les écoles au sein même de l’hypnose varient, la discipline reste difficile à cerner de manière définitive et une définition unique et consensuelle n’a toujours pas été trouvée.
Cette indétermination peut en partie expliquer l’indifférence de bien des chercheurs en cinéma, et ce discrédit est facilement vérifiable dans l’histoire des films : il suffit de voir à quel point l’hypnose est reléguée au rang des disciplines de charlatans. La théorie du cinéma n’est pas en reste, d’ailleurs. Cette absence de considération traduit la peur des gens devant un phénomène qui exprimerait la dépossession de soi au profit d’une autorité qui viderait le sujet de sa conscience. On est ici dans quelque chose d’ancien, car l’hypnose, dès son apparition en tant que traitement thérapeutique et outil d’investigation de l’inconscient, a immédiatement suscité de ferventes discussions sur la nature réelle du psychisme et son degré d’autonomie et de passivité. Les débats se sont étendus au monde entier, s’intéressant à la question de la suggestion et de la suggestibilité du sujet, autrement dit à l’emprise que peut prendre une influence extérieure à l’insu du sujet sur le sujet. On a peur de l’individu qui devient un automate dirigé par un autre, et cette figure devient fréquente dans le corpus médical et paramédical, les personnages du double et du multiple étant à la mode dans la littérature et au cinéma, symboles de cette fascination inquiète pour l’hypnose. La notion d’« instinct d’imitation » qui s’impose fortement dans les théories de la subjectivité permet de mettre en parallèle par le raisonnement le dispositif de l’hypnose et le dispositif du cinéma, ce dernier ayant lui aussi un fort pouvoir de suggestion qui pourrait s’avérer délétère selon certains spécialistes médicaux.
En ce qui concerne l’hypnose, Rae Beth Gordon explique que c’est parce qu’elle interpelle sur le danger d’une division de l’individu entre son moi supérieur et son moi inférieur qu’elle a une telle influence sur l’imaginaire collectif. La personne hypnotisée devenant en effet aux yeux du public une machine qui ne fonctionne que par des réflexes irrationnels. L’étude de Gordon montre ainsi les mises en scène des spectacles populaires très à la mode dans les années 1880-1900 et qui donnent lieu à des polémiques très animées sur le risque que le public lui-même soit hypnotisé, donc soumis à une volonté extérieure et dépendant d’automatismes inconscients qui entraînent des imitations involontaires, lesquelles pourraient induire la maladie mentale chez ce public. On comprend pourquoi une personne « saine » se méfie d’une personne en état d’hypnose, et cette méfiance plonge ses racines dans la théorie psychophysiologique qui affirme que le corps humain a tendance à reproduire inconsciemment ce qu’il a sous les yeux, dans son environnement. Selon ce postulat, voir consiste à reproduire ce que l’on perçoit de ce qui nous entoure par une imitation corporelle non calculée, et parfois même incontrôlable. Le cinéma n’est-il pas concerné par ce point de la transmission corporelle et cérébrale ? Oui, et à deux niveaux : d’abord au niveau de son dispositif, pour la fascination exercée par l’image sur le public, fascination pouvant aller jusqu’à l’hallucination (l’un des symptômes les plus évidents de la maladie mentale), et ensuite au niveau de la représentation, quand les personnages donnent à voir un spectacle d’états subjectifs altérés (tel que le somnambulisme ou la crise hystérique). C’est donc à deux niveaux – structurel et représentationnel – que le cinéma incite le public à percevoir une situation qui peut induire tout autant un choc nerveux qu’une instabilité psychique, en raison de l’image lumineuse vue sur l’écran ainsi que d’un processus d’imitation inconsciente communiqué par les comportements délétères montrés dans le film. Certaines personnes, nourries des thèses médicales vulgarisées sur l’hypnose et l’hystérie, prennent peur d’une expansion de névropathie induite par le cinéma. On doit donc bien prendre en compte cette histoire qui a dénoncé publiquement le cinéma comme agent de manipulation en le rapprochant de la pratique de l’hypnose si l’on veut comprendre ce qui se passe actuellement avec la théorisation de l’activité spectatorielle et le fait que l’hypnose revient comme modèle spectatoriel.
Toutefois, certains auteurs (Rae Beth Gordon, Stefan Andriopoulos, Ruggero Eugeni) ont proposé une étude plus approfondie des théories de l’hypnose. Ils en sont arrivés à contester ce stéréotype caricatural de l’hypnose comme moyen d’induire un état de subjectivité parfaitement soumis et automatique, largement véhiculé par le cinéma dans son genre fantastique en particulier. S’interrogeant sur le bien-fondé de l’hypnose dans la compréhension du phénomène cinématographique en tant qu’expérience vécue par le public, Eugeni sort la discussion d’une obsession modélisante basée sur la recherche du paradigme parfait qui apporte toutes les explications. Pour ce faire, il étudie les circonstances et les contextes culturels et sociaux dans lesquels l’hypnose moderne (celle de Charcot et Freud) s’est formée et développée comme un modèle parmi d’autres de relations imaginaires entre le film et son public.
Il porte donc son attention sur la façon dont le cinéma a collecté des savoirs, des pratiques et des représentations relatifs à l’hypnose – dès ses débuts et en tant que spectacle visuel porteur d’un flux d’interactions. En fait, le cinéma reprend pour lui-même tout ce qu’a apporté l’hypnose. À partir de là, le spectateur peut être appréhendé comme partie intégrante d’un dispositif relationnel, donc subjectif, avec un écran qui joue le rôle de l’hypnotiseur, mais aussi comme élément organique d’un dispositif machinique. Si l’on considère l’hypnose moderne comme un phénomène vécu d’hallucinations collectives partagées par un même groupe de personne, on peut montrer ce qui est généralement caché dans les théories classiques du dispositif : le cinéma comme scène sociale, comme endroit de vision collective et d’expérience émotionnelle. Ainsi, on trouve plusieurs aspects du spectateur de cinéma. Il est tout autant individuel que collectif, actif que passif, particulier que général, sensuel que rationnel, etc. Eugeni confirme certaines hypothèses de la théorie du cinéma selon lesquelles le spectateur est une individualité variable et complexe, et il insiste sur l’intérêt de la corporalité du sujet percevant comme siège d’émotions, d’attentes, de réponses et d’élaborations imaginaires, mais aussi comme terrain de lucidité visionnaire et hypersensorielle héritée du magnétisme moderne.
Ici on retrouve Bellour qui s’intéresse de près au corps du spectateur dans son livre. L’hypnose, l’émotion et l’animalité (ces trois notions pouvant également être mises au pluriel) articulent sa pensée qui peut être envisagée comme le récapitulatif inédit des apports du critique et théoricien aux travaux de recherche sur le cinéma. Les mots « le corps du cinéma » du titre de son ouvrage sont la somme du corps du spectateur et du corps du film, deux corps d’émotions qui ont chacun son existence propre entre l’humain, la machine et l’animal. On le voit ensuite tout au long du livre envisager toutes les combinaisons possibles entre ces éléments pour définir le « corps cinéma », présenté comme un corps d’émotions dans lequel on trouve l’hypnose et l’animal. Toute cette perspective se développe à travers des films que l’auteur estime remarquables pour son explication.
Si l’on souhaite bien cerner les hypothèses avancées et prendre en considération leur valeur, on doit s’arrêter un instant sur les références proposées. Le syncrétisme de Bellour, par les associations et combinaisons qu’il réalise entre approche figurale, thèses neurobiologiques des émotions et de l’hypnose et doctrines esthético-philosophiques, offre ainsi sa théorie du cinéma.
La lecture de cet ouvrage nous permet de nous rendre compte que l’hypnose peut retrouver sa place digne dans les études cinématographiques grâce à plus de quinze ans de recherches variées sur la participation affective du spectateur au film (cf. le collectif Kinogefühle. Emotionalität und Film, M. Brütsch, V. Hediger, U. von Keitz, A. Schnei-der, M. Tröhler (dir.), Marburg, Schüren, 2005). Il se pourrait fort que l’émotion, comme l’hypnose, ait été très peu discutée dans les études cinématographiques, même si on la voit apparaître parfois chez des auteurs comme Hugo Münsterberg, Rudolph Arnheim, Sergei M. Eisenstein, Michotte van den Berck, ou Étienne Souriau. Ça ne sera que dans les années 90 qu’un groupe de théoriciens français (dont Bellour) retient la dimension affective, émotionnelle et haptique (qui concerne la sensibilité cutanée) de l’image cinématographique comme élément à ne pas négliger. Bellour pense que l’activité spectatorielle peut être une source de plaisir et d’émotion esthétique, appuyé par d’autres auteurs comme Serge Daney, Gilles Deleuze, Jean-Louis Schefer, Pascal Bonitzer ou Francis Vanoye, ses amis avec qui il entretient des liens de communauté intellectuelle. Mais Bellour se tourne également vers Jacques Aumont (À quoi pensent les films, 1996) qui inspire un courant actuel de l’esthétique du cinéma, l’analyse figurale. Il alimente donc sa pensée, en ce qui concerne la théorie du cinéma, de références à ces études poststructuralistes qui essaient d’appréhender la relation émotionnelle et sensitive au film dans une perspective grandement philosophique et esthétique.
Afin de compléter ces choix théoriques, il décide de rejeter deux domaines volontairement non favorables à l’hypnose, c’est-à-dire la psychanalyse et le cognitivisme. Il ne les renie pas entièrement et définitivement, mais il en fait une critique nourrie d’arguments et peut démontrer comment leurs perspectives applicatives appauvrissent le corps du film dans des interprétations détaillées qui les empêchent de se prévaloir d’une dimension scientifique. Se tournant vers une voie moins ambitieuse, mais plus sage, dans laquelle la métaphore du modèle hypnotique est complètement assumée, Bellour veut contourner le piège du scientisme qui produit des effets trompeurs de savoir. Il pense que l’hypnose spectatorielle ne doit pas outrepasser sa place, et rester une simple comparaison afin de ne pas amoindrir la particularité de l’expérience cinématographique. Si l’hypnose occupe actuellement une telle place dans la théorie du cinéma, c’est, selon l’article, parce qu’il y a eu destitution d’un modèle de pensée qui a prévalu chez toute une génération de chercheurs inscrits dans le courant structuraliste, adeptes ou non de Lacan. Petit à petit, Bellour est passé d’une vision proche de la sémio-psychanalyse (comme de nombreux autres auteurs de son époque) à une vision plus historique concernant les relations entre le cinéma et l’hypnose, et à un point de vue plus orienté vers les études du cerveau et du psychisme telles les neurosciences ou les théories contemporaines sur l’hypnose, études complètement indépendantes de la psychanalyse dont le courant était encore majoritaire dans l’histoire de la pensée au XXe siècle. En se fondant sur les recherches de Daniel Stern, d’Antonio Damasio, de François Roustang et de Jean-Pierre Changeux, il montre qu’il est possible de s’occuper des rapports affectifs présents dans la perception filmique sans pour autant recourir à la psychanalyse.
Mais l’article soulève le caractère ambivalent du rapport de Bellour avec les théories du cinéma. En effet, il choisit une position intermédiaire vis-à-vis de l’expérience spectatorielle, arguant d’une vision « holistique » dans laquelle s’articulent facteurs neurologiques, somatiques, émotionnels et affectifs. Il se veut ici plus proche de Deleuze, quand ce dernier s’efforce de joindre méthodiquement cinéma, corps, cerveau et pensée, que de Ed S Tan qui affirme que le film est une « machine d’émotions ». Bellour puise ses arguments dans les neurosciences pour appuyer sa pensée concernant les processus mentaux et affectifs mis en œuvre par le cinéma chez le spectateur. Il réfute les perspectives normatives qui assujettissent le spectateur à l’intellection narrative, le réduisant à une machine qui ne ferait que décrypter rationnellement le sens d’un film par des opérations types automatisées. Il désapprouve David Bordwell dont la démarche applicative recèle des dangers pour l’analyse, mais cette critique ne lui interdit toutefois pas de reconnaître et porter de l’intérêt à certaines idées issues des sciences cognitives, comme par exemple la théorie des neurones miroirs. Cette théorie des neurones miroirs a été mise au point par le professeur Giacomo Rizzolatti au début des années 90, dans la lignée des thèses psychophysiologiques sur l’instinct d’imitation dont l’article a déjà parlé. Le point de départ est le suivant : que ce soit chez les animaux ou chez les êtres humains, on a observé que ce sont les mêmes neurones qui s’activent quand ils font un mouvement et quand ils voient ce mouvement fait par un autre individu. Cette découverte scientifique permet à Bellour d’expliquer l’empathie du spectateur envers ce qu’il voit à l’écran – un personnage ou une situation. Elle rend surtout possible l’interprétation cartésienne et matérialiste d’un enchaînement de phénomènes mentaux qui ont été localisés au niveau du cerveau en laboratoire. Et l’homme neuronal présenté par Changeux se révèle être en partie l’homme de cinéma de Bellour : quelqu’un qui se définit d’une part par son activité cérébrale et d’autre part (et en même temps) par ses affects calculables et localisables. Bien que Bellour soit resté en retrait et critique quant aux théories cognitives, il n’en demeure pas moins qu’il tend à chercher lui-même des causes rationnelles à des processus purement subjectifs comme l’émotion et l’empathie (cf. Théodore Lipps, Daniel Stern, Greg M. Smith). S’il garde des réserves sur le point de vue de Noël Carroll, qu’il encouragerait à adopter un cognitivisme plus flexible et plus tolérant concernant les émotions en œuvre dans la notion de spectatorialité, Bellour est toutefois en équilibre instable et penche parfois dangereusement vers les théoriciens dont il ne partage pas le point de vue. Il se garde bien de faire de la science, mais il va chercher des arguments dans la biologie du cerveau pour soutenir sa démonstration et il demande à ce que soient reconnus les parallèles qu’il trace entre les neurosciences et le cinéma. Sans le vouloir, il s’inscrit dans la tendance générale qui fait des études cinématographiques un nouveau domaine d’études interdisciplinaire, le « neurocinéma » (cf. Uri Hasson et al., « Neurocinematics : The Neuroscience of Film », Projections, volume 2, Issue 1, 2008 [consultable en ligne sur plusieurs sites]). Ces travaux, que l’on appelle « neurocinématiques », essaient de jauger les retentissements d’un film particulier sur l’activité du cerveau des spectateurs au moyen de l’IRM (imagerie par résonnance magnétique) et d’une analyse statistique qui explore les régions du cortex s’animant sous l’effet de mêmes stimuli dans le cadre d’un groupe homogène de spectateurs. On est bien là dans une radicalisation des études cognitivistes puisque cette neuroscience du cinéma s’efforce d’apporter des données quantitatives afin de montrer l’impact d’un certain type de film selon son genre, son style, etc., dans le but de développer une base de données viable pour la production du cinéma qui veut offrir des produits économiquement efficaces. Certes, Bellour n’applaudit pas à cette manière de faire ni à l’idéologie productiviste qui la porte. Mais il n’empêche que ses raisonnements sont malgré tout révélateurs d’une tendance aujourd’hui dans un courant de théories du spectateur qui considèrent le film comme un objet de consommation rentable et productif, sur la base d’exigences standardisées de la part du public.
On assiste également actuellement à la relativisation de l’apport de la psychanalyse au cinéma, tendance qui donne aux travaux de Bellour, Andriopoulos et Eugeni le statut de « non-croyants », maintenant une certaine distance désapprouvante envers ce système explicatif du psychisme. Aborder l’expérience spectatorielle par l’hypnose (soit l’adversaire de la psychanalyse, qui a commencé par s’en inspirer pour finir par la rejeter) permet de déplacer l’angle de vue vers une orientation historique et épistémologique, dans le but d’éclairer enfin autrement un univers que s’étaient accaparés les psychanalystes cinéphiles. Cette préoccupation épistémologique pas encore assez présente chez Bellour conforte les écrits d’Andriopoulos et d’Eugeni qui font la part belle à l’analyse du discours et des représentations. En prenant le large par rapport aux explications d’application qui éclairent l’œuvre cinématographique au moyen d’une grille de lecture universelle, et en s’efforçant de rester dans une perspective historique pour mettre à jour les transformations vécues par le cinéma et l’hypnose dans telle ou telle période, ces recherches inscrivent le cinéma dans un espace plus large que le seul domaine de l’expression cinématographique. En ce qui concerne la psychanalyse, elle n’est plus une méthode d’exégèse et devient un sujet de recherche. De là, en réfléchissant aux relations entre le cinéma, la psychanalyse et l’hypnose, Bellour estime que cinéma et psychanalyse viennent petit à petit remplacer l’hypnose. C’est vers 1910 que l’hypnose et son étude n’intéressent plus vraiment les sciences médicales et psychologiques, et c’est à la même période que le cinéma et la psychanalyse l’intègrent sous des formes renouvelées, tant au point de vue du signifié (comment capturer l’attention et opérer un transfert émotionnel chez le spectateur) qu’au point de vue du signifiant (code et langage). Bien que Lumière fasse converger une longue histoire de dispositifs visuels qui existaient avant lui, Bellour pense qu’il assimile et modifie personnellement le rôle joué par l’hypnose dans l’histoire de ce qui est donné à voir. En effet, toujours selon Bellour, l’hypnose est dès Mesmer une sorte d’outil de vision dans la continuation des propriétés perceptives corporelles. L’hypnose n’a donc pas, contrairement à ce qu’on en dit, fini sa vie avec l’hypnotisme scientifique de Charcot, mais elle poursuit bel et bien son existence par l’intermédiaire de tout un arsenal de dispositifs qui ont en commun avec elle des principes de forme et de fonction.
Bellour participe ainsi à sa manière aux révisions récentes de l’histoire du cinéma, lesquelles ont permis de replacer la discipline dans toute sa complexité historique, technologique, culturelle et sociale. Menés par une équipe de chercheurs travaillant dans le secteur du cinéma des origines, ces travaux revoient les théories du dispositif classiques pour lesquelles on pense bien souvent qu’elles manquent de fondement historique, entraînant une abstraction et une généralisation de mauvais aloi. Ces approches veulent se démarquer du point de vue militant qui découle directement des théories matérialistes et de l’importance accordée à la dimension assujettissante d’un dispositif-cinéma unique qui crée un sujet qui a perdu sa liberté. En examinant attentivement les liens entre le système de représentation, le mode d’adresse, le contexte matériel de perception et le sujet percevant induit par le dispositif, ces travaux expliquent que l’image du spectateur paralysé par la fascination exercée par le film n’est qu’un stéréotype et ne tarit pas les possibilités entre la place de la machine et la place de l’humain. Ainsi, l’ensemble des principes qui régissent la fonction traditionnelle du spectateur telle qu’elle a été théorisée par Metz et Baudry n’est qu’une étape dans l’histoire du cinéma. Bellour rappelle de temps en temps cette vision, afin de mettre l’accent sur le caractère historique du dispositif cinématographique et sur le processus de convergence de dispositifs antérieurs. Mais il n’en demeure pas moins que son travail et ses écrits, qui se font par delà l’histoire du cinéma, montrent un modèle unique et global du cinéma et du spectateur, un modèle qui prend en compte une vision standard d’un film, quel qu’il soit. Car en réalité, Bellour s’intéresse moins à l’histoire du dispositif filmique qu’à l’analyse de films qui lui permettent d’établir une théorie.
Bien sûr, Bellour ressent une certaine nécessité historique, mais elle s’exprime dans sa manière de considérer l’apparition de la psychanalyse et du cinéma à la fin du XIXe siècle comme des réactions au phénomène culturel de l’hypnose, et non dans un quelconque besoin de déconstruire les théories classiques du dispositif au moyen d’une étude attentive d’unités d’information héritées de la microhistoire. Le cinéma s’inscrit ainsi, dès son apparition et au même titre que la psychanalyse, dans la prolongation de l’hypnose comme la concrétisation d’un rapport à l’image et à l’imaginaire dans le monde du spectacle. Le cinéma reprend à son compte en le modifiant le modèle culturel de l’hypnose. L’auteur de l’article pense que, bien que cette hypothèse soit alléchante, il vaudrait mieux la renforcer méthodologiquement en la mesurant aux discours contemporains sur l’hypnose, à ses pratiques, ses objets et ses représentations. Mais Bellour préfère se référer aux neurologues américains Kubie et Margolin afin de préciser la comparaison qu’il fait entre les sujets de l’hypnose et du cinéma. Il voit en effet en commun l’état intermédiaire entre veille et sommeil, la faculté d’omnivoyance et l’impression de maîtrise de ce qui est perçu, ainsi que la possibilité de voyager entre les diverses couches temporelles superposées dans la vie psychique. Et pour aller plus loin, il affirme que le dispositif cinématographique reproduit deux états successifs caractéristiques de l’hypnose, à savoir la phase d’induction (pendant laquelle on assiste à une relation de pouvoir et une opération de transfert entre l’hypnotiseur et l’hypnotisé), et un état de transe hypnotique dans lequel se mettent à exécution les suggestions énoncées lors du transfert. Bellour ajoute à cela d’autres facteurs prouvant les liens entre cinéma et hypnose :
– ce que Léon Chertok et François Roustang appellent le quatrième état de l’organisation psychique, qui est l’état de rencontre des organisations psychologiques et physiologiques ;
– l’état mental et incompréhensible par la raison ;
– la détermination exogène de l’état d’hypnose, au contraire du rêve ;
– la suggestion de masse et la transe collective ;
– le phénomène instrumental décrit dans certains textes sur l’hypnose ;
– l’hypnose comme processus dans lequel l’hypnotiseur peut être remplacé par une autre entité, et par conséquent par une machine extérieure au sujet ;
– la fabrication d’une illusion de réalité, à l’inverse du rêve, moins clair ;
– le regard de l’hypnotiseur comme regard caméra directement destiné au spectateur (entériné par le stéréotype habituel du regard fascinateur dans l’histoire du cinéma).
En étudiant des films qui présentent le phénomène hypnotique, tels que les Mabuse de Fritz Lang, Bellour explique que le cinéma a été depuis son apparition un espace dans lequel le sujet est observé dans une espèce de « rêve sous hypnose ». Cela n’est pas sans nous rappeler l’article de Roland Barthes « En sortant du cinéma » (in Communications, n° 23, « Psychanalyse et cinéma ») qui attribue à l’hypnose (cette « vieille lanterne psychanalytique ») un pouvoir certain sur le spectateur de cinéma qui serait de l’ordre de la captation amoureuse.
Selon Bellour, l’hypnose telle que décrite par Kubie et Margolin relève d’un dispositif qui ne s’apparente pas au rêve, mais au procédé cinématographique. C’est un choix de conception qu’il pose ici, et même s’il est convaincant dans sa démonstration, il se fait néanmoins l’écho d’un type de raisonnement qu’il rejette justement, celui qui sous-tend les arguments abstraits de Metz et Baudry. Bellour pense de démarquer de Metz et Baudry au moyen de sa théorie du « corps cinéma », mais l’auteur de l’article ne trouve pas cela très convaincant, le lecteur ayant du mal à appréhender ce corps de cinéma, même dans une acception purement conceptuelle. C’est lorsque le corps du spectateur a retrouvé une place dans la théorie du cinéma actuelle que l’hypnose a pu réapparaître, donnant matière à la corporalité du sujet percevant, comprise comme lieu d’expression de sensations, de sentiments et d’émotions, et qui devient un sujet d’étude digne et reconnu. Associée à l’hypnose en tant qu’état modifié de conscience et phénomène polysensoriel), l’émotion trouve ici un véritable statut. Le lien structurel entre le cinéma et l’hypnose, selon Bellour, se forme au moment où l’émotion pointe, car l’œuvre cinématographique induit des sensations comparables à celles provoquées par l’hypnose, aussi confuses et difficiles à déterminer. Si le modèle psychanalytico-onirique pose comme point de départ un spectateur qui sait décrypter le film comme un rébus, l’hypnose redonne au spectateur son statut d’entité organique complexe avec des capacités affectives, physiologiques, mentales et cognitives. En effet, on voit ici le rapport du spectateur avec le film comme un rapport corporel entre le sujet et l’image, une relation entre un corps humain « pensif » (à la fois passif et actif, en légère transe hypnotique) et un corps filmique qui n’est plus un texte à décrypter, mais un réservoir d’émotions. Ce fossé entre le film comme corps textuel et le film comme corps émotionnel est la manifestation même de la déviation de la sémio-psychanalyse vers l’analyse figurale.
De manière assez surprenante, on peut remarquer que Bellour ne s’intéresse pas à tous les sens perceptifs, du moins, qu’il accorde plus d’importance au sens visuel et à la visualité. Cela n’est pas très cohérent avec la notion de « corps » qui implique justement la polysensorialité – que l’on retrouve bien en hypnose. L’auteur de l’article se demande alors si cette orientation choisie par Bellour ne viendrait pas de son goût pour le figural. En tout cas, l’auteur souhaite apporter ici l’idée du « moi-peau », issue de la psychanalyse contemporaine, dont il pense qu’elle aurait sans doute pu alimenter l’hypothèse du corps-cinéma énoncée précédemment. Selon Didier Anzieu, la peau est une matrice sémantique et sémiotique dans laquelle se développe toute activité psychique et perceptive. La peau et la tactilité apportent au moi de quoi soutenir sa construction, lui donnant sa forme, son contenu et son sens. Anzieu s’est rapidement intéressé au cinéma au sein de l’Institut de filmologie, et affirme que l’écriture, qu’elle soit verbale ou visuelle, trouve son origine dans la multisensorialité, laquelle vient de la relation primordiale entre l’enfant et sa mère, et en particulier de la perception par l’enfant via sa peau du visage maternel. Ainsi, une image quelle qu’elle soit (matérielle ou psychique) a cette possibilité d’envelopper et contenir à la fois l’objet et son spectateur, en même temps qu’elle se laisse croire partagée avec autrui. Anzieu se fonde sur cette théorie pour concevoir les pratiques artistiques et littéraires telles que le cinéma, la poésie, la peinture, l’architecture, comme des représentations du moi-peau pour ce qui de la créativité humaine. Si l’on s’en remet à ce modèle théorique, on peut aisément appréhender l’expérience cinématographique via la tactilité du sujet percevant, qui redevient un corps de sensations et d’affects. Pourquoi Bellour aurait-il mis de côté cette notion, si ce n’est à cause de sa méfiance à l’égard de la psychanalyse ? Toutefois, il est certain qu’il s’inscrit dans la perspective d’une théorie du cinéma qui engloberait la dimension cœnesthésique de l’expérience cinématographique.
On voit maintenant que ce corps du cinéma, malgré toutes les références philosophiques qui l’étayent, demeure un concept difficile à saisir et encore bien vague, loin des précisions qui devraient caractériser aujourd’hui la théorie du cinéma. Cette dernière n’a pas conservé grand-chose de la rectitude méthodologique qui devrait pourtant marquer toute étude filmologique. Il y a certes un intérêt tout à fait certain à certains arguments apportés par une pensée qui a toujours voulu se mesurer aux savoirs de son époque (comme par exemple le débat sur la notion d’identification, le point de vue freudien sur l’hypnose, ou encore le spectateur pouvant être dans le même temps une foule et un corps de solitude), mais on peut dire que globalement, la construction générale de cette pensée manque parfois de cohérence. De même, on note que certaines études de films pèchent par manque de rigueur et n’apportent pas de bases stables aux arguments théoriques. Même si on voulait les utiliser pour justifier la théorie du cinéma proposée, les nombreux exemples tirés de l’histoire du cinéma ne peuvent pas faire disparaître ce qu’il y a d’inintelligible dans la réflexion compliquée et trop sophistiquée qui laisse nombre d’ambiguïtés. On ne peut pas non plus manquer la forme qu’on a donnée à ces études filmiques, répertoriées en catalogue d’une suite de cas sans articulation entre eux, sans perspective générale qui permettrait au lecteur de savoir où on va. L’auteur de cet article estime donc que cette énumération n’est pas convaincante de la légitimité des postulats théoriques, comme si on avait affaire à un écrivain plus qu’à un chercheur. Il reconnaît un talent de style et de connaissances approfondies à l’auteur des travaux, une habileté à passer de la philosophie à la psychologie, à la neurobiologie, mais il regrette que cette maîtrise intellectuelle ne serve pas la démarche qui se perd alors dans la phraséologie. Et le plus grave, selon lui, serait l’indécision entre la perspective historique et l’approche esthético-théorique. Alors qu’elles devraient être complémentaires, elles ne s’articulent pas entre elles et s’effacent au profit de ce que l’auteur de l’article appelle l’ambition spéculative. Il est vrai que l’on peut considérer les travaux de Bellour comme une manière d’augmenter la somme des connaissances en la matière, ainsi qu’il se justifie en réponse à des critiques adressées par Andriopoulos sur l’aspect trop flou et trop général de sa métaphore hypnotique. Mais on peut lui reprocher son indécision entre une exigence historique et une inclination pour l’abstraction théorique, sans jamais vraiment parvenir à les faire se rencontrer. Bien que son livre soit riche et érudit, il reste des faiblesses dues notamment au poids d’une tradition qui est également trop prégnante chez d’autres chercheurs actuels. Sur ce point, on ne manquera pas de mentionner les travaux de Rae Beth Gordon, de Stefan Andriopoulos et de Ruggero Eugeni, qui ont justement pu se faire en dehors du modèle théorique français et accueillir une histoire culturelle qui sous-tend une approche moins incertaine des rapports entre cinéma et hypnose.
Source 
https://artefake.fr/cinema-et-hypnose/