Qu’est-ce que l’hypnose ?

Dans cet article de 2009, l’hypnothérapeute Jean Touati nous explique pourquoi Freud a préféré se détourner de l’hypnose, et comment, au contraire, Sandor Ferenczi, son contemporain, a continué à l’utiliser dans sa propre pratique, très proche de l’hypnose actuelle.
C’est à la fin du XIXe siècle que Freud met en place la méthode cathartique. Il s’appuie pour cela sur le cas d’Anna O, tel que l’avait traité Joseph Breuer. Plutôt que d’utiliser l’hypnose pour supprimer les symptômes, Freud choisit la voie des émotions refoulées, liées à l’expérience qui a enclenché les symptômes. En faisant remonter ces émotions à sa mémoire consciente, le sujet décharge les affects qu’il ne s’était pas permis de ressentir lors de son expérience originelle. Nous voyons donc ici à l’œuvre la catharsis, la purification des affects pathogènes, à savoir que des affects refoulés provoquent des blocages qui entraînent les symptômes (cf. Études sur l’hystérie, Freud et Breuer, 1895). Lors du traitement, le sujet se rappelle et revit les expériences qui l’ont traumatisé et qui ont provoqué ses symptômes pathogènes. La décharge émotionnelle permise par le traitement lui permet de se libérer de l’affect. Freud teste une alternative à l’hypnose : la simple suggestion faite au sujet de se souvenir de l’expérience traumatique, induite par la symbolique de la seule main du thérapeute posée sur son front. C’est le médecin Hyppolite Bernheim à l’hôpital de Nancy qui lui a inspiré cette voie dans ses séances d’hypnose, dans laquelle le patient en arrive à prendre conscience et interpréter le sens de son symptôme, ce qui doit aboutir à la disparition de ce dernier, les symptômes étant, selon le point de vue psychanalytique, une manière de gérer et résoudre pathologiquement les conflits et traumatismes intrapsychiques. Ce que Freud appelle les névroses, que Laplanche et Pontalis en 2004 définissent ainsi : « La névrose est une affection psychogène où les symptômes sont l’expression symbolique d’un conflit psychique trouvant ses racines dans l’histoire infantile du sujet et constituant des compromis entre le désir et la défense ».
Ainsi, dans cette perspective psychodynamique, se libérer du symptôme par la prise de conscience de la formation inconsciente pathogène crée le modèle thérapeutique des névroses. Mais l’hypnose éricksonienne se démarque de cette interprétation psychanalytique, la jugeant trop dogmatique. Nous le verrons plus loin dans cet article.
Freud explique lui-même son évolution. Breuer et lui ont commencé par utiliser l’hypnose dans leur pratique psychanalytique, et Freud reconnaît que le travail était alors plus facile et plus rapide ainsi, mais que, toutefois, les résultats n’étaient ni certains ni durables. Il ajoute que c’est pour cette raison qu’il a cessé d’y recourir. Après analyse des faits, il est arrivé à la conclusion que le biais de l’hypnose dans sa pratique l’empêchait de comprendre la dynamique des affections, car l’hypnose dissimule la résistance : refoulée par l’hypnose, la résistance devient impénétrable au médecin. Il se dit alors certain que la psychanalyse en soi ne commence que là où l’hypnose finit.
Freud renonçant à l’hypnose, nombre de psychanalystes l’écartent également de leur pratique, peut-être par souci de fidélité à Freud (selon Chertok), ou parce que la suggestion dans l’hypnose est jugée trop forte et, dans la mesure où elle supprime les résistances, rend ainsi l’analyse impossible. Il est néanmoins des hypnoanalystes qui, depuis, ont affirmé que les résistances n’étaient pas effacées, mais perçaient sous d’autres formes et que l’analyse en restait possible dès lors qu’on savait les déceler.
Quoi qu’il en soit, la suggestion n’est pas absente des thérapies en général – il s’agit juste de l’utiliser à bon escient, et d’en avoir conscience, bien entendu. Chertok met en évidence un paradoxe : pour que le sujet puisse « associer librement », il doit être dans un état au moins légèrement modifié de conscience, donc dans une certaine transe hynotique. Pour cela, l’analyse, pour qu’elle soit efficace, repose bien sur un processus hypnogène.
Historiquement, c’est donc au moment où Freud abandonne la pratique de l’hypnose qu’il fait naître la psychanalyse. Revenons un moment sur l’hypnose qu’utilisait Freud jusque-là : l’objectif du médecin était d’imposer au sujet une sorte de paralysie de la volonté et des mouvements, d’établir une relation d’autorité, de toute-puissance sur le patient. Ce type d’hypnose, que nous appelons aujourd’hui « classique », est devenu un spectacle devant public et ne fonctionne que si le sujet est très réceptif et accepte pleinement de collaborer pour entrer rapidement en transe assez profonde, ce qui ne correspond qu’à 5 à 10 % de la population. Le praticien est généralement un orateur aguerri qui maîtrise parfaitement le discours d’influence et qui a déjà sélectionné les sujets avec qui il montrera publiquement son spectacle. Pour cette sélection, il aura utilisé des tests de suggestibilité et des arguments pour convaincre les sujets plus ou moins consciemment de l’intérêt de se donner en spectacle. L’accord et l’envie du sujet sont donc essentielle dans cette hypnose de spectacle, car il conservera toujours, même en état de transe profonde, une certaine conscience de ce qui se passe (même s’il arrive qu’il l’oublie après la séance).
Freud, donc, s’écarte de l’hypnose dans les années 20. De son côté, Sandor Ferenczi (lui-même déjà analysé par Freud) en développe de nouvelles manières de l’aborder lorsqu’il expérimente les limites cliniques de la psychanalyse. Ces approches créatives lui valent de se voir adresser des patients difficiles par ses confrères, bien que certaines de ses nouveautés suscitent quelques contestations… Aujourd’hui on pourrait dire de ces traitements qu’ils étaient en avance sur leur temps : l’approche de Ferenczi présente une grande ressemblance avec l’hypnothérapie telle que nous la connaissons actuellement (par exemple le protocole de régression en âge). L’approche du traumatisme, de son point de vue, nécessite une posture souple et attentionnée pour faire remonter à la conscience les événements pénibles refoulés dans l’inconscient. La réapparition d’états de conscience déjà éprouvés et refoulés en raison de leur caractère pénible, avec la décharge émotionnelle qui en découle, se mêle au travail d’association. Le patient, au cours de son analyse, doit chercher les causes des perturbations et la compréhension de ces causes lui apporte ce que Ferenczi appelle la « conviction », dont découle un sentiment d’accomplissement.
Toutefois, d’après lui, ce sentiment d’accomplissement, cette satisfaction, ne peut durer qu’un temps limité, et génère des cauchemars basés sur la déformation du traumatisme sans compréhension. Il ajoute que le patient se déplace entre satisfaction de tout comprendre et rien ressentir le jour, et la contrariété de tout ressentir et rien comprendre la nuit.
Afin de dépasser les limites de cette approche, Ferenczi se tourne vers d’autres méthodes en essayant de remonter aux moments qui précèdent le processus de refoulement, ce qui demande au patient de se détacher complètement du présent et de se replonger totalement dans le passé traumatique. L’analyste aide le patient (en état de transe et immergé dans son affect) au moyen de questions sans relâche, afin que celui-ci se détache entièrement du monde réel et se crée son propre monde où il trouve les réponses aux questions, ou les remèdes à ses maux. Par exemple, dans le cas d’un manque d’amour au cours de l’enfance, le patient peut s’inventer une personne aimante et empathique pour lui prodiguer les soins qu’il n’aura pas eu dans sa réalité vécue. Mais pour en arriver là, la résurgence du souvenir traumatique passe toujours par une recherche intellectuelle au moment où le patient est, lui, plongé dans l’affect au moyen de la transe.
Autre point souligné par Ferenczi dans sa nouvelle approche de l’hypnose : la relation thérapeutique entre le médecin et le patient n’est plus la relation d’autorité du temps de Freud, mais bien celle de l’accompagnement. Ce qui soigne le patient n’est pas le fait de revivre son événement traumatique, mais bien le fait qu’il ne soit plus seul. Il peut ainsi faire le deuil du passé et envisager une nouvelle vie. Ferenczi insiste bien sur le comportement de l’analyste. S’il affiche un détachement froid, purement intellectuel, l’effet libérateur n’aura pas lieu. Si au contraire il sait se montrer empathe, aidant et réconfortant, alors le soulagement sera réel. On voit bien là la démarcation que prend Ferenczi vis-à-vis de Freud qui lui conseillait au contraire la relation d’autorité avec le patient. Mais Ferenczi ne peut que constater qu’il est sur la bonne voie lorsqu’il se rend compte que les changements positifs chez le patient sont vraiment rapides si ce dernier obtient, non seulement une explication, mais aussi et surtout « de la tendresse et de l’amour passionnés ».
Ferenczi remarque également que revivre un trauma refoulé et laisser sortir les affects n’est pas suffisant pour le patient, le soulagement n’étant que momentané. Si, par contre, il associe au mal une substance matérielle qui servira de support symbolique, et s’il répète mot pour mot ce que demande le patient, il obtient des effets « miracles ». Il se met à la disposition de l’âme en état de transe, qui vit un réel déchirement au retour des émotions refoulées, il joue le jeu du patient et l’encourage à l’action au moyen de questions adaptées à son comportement lors de la transe. Il explique que s’il doute de la réalité des événements, ses questions ne rencontreront guère de succès. Il faut qu’il se mette au niveau de ce que revit son patient dans sa transe : lui parler comme à un enfant s’il s’agit d’un événement de l’enfance. C’est là toute la dimension humaniste de l’hypnothérapie : le patient a en lui les ressources pour s’aider lui-même. L’hypnothérapeute saura alors adopter son discours en évitant la critique rationnelle et en se tournant vers des formes plus narratives avec des récits métaphoriques.
Ferenczi, bien que controversé à son époque (en particulier par Freud, comme on l’aura compris), est réellement en lien avec notre pratique actuelle de l’hypnose. Pas dans son ensemble cependant, tant certaines de ses pratiques peuvent paraître surprenantes, telle celle « du baiser », pour laquelle Freud lui a adressé une lettre pleine de reproches en 1931, ou encore la demande de Ferenczi à des patients de se retenir d’aller à la selle dans le but d’améliorer les effets de l’analyse (on rapporte le cas d’un patient qui s’est retenu pendant onze jours).
Terminons par la conception qu’ont les psychanalystes actuels du trauma. Dupont en fait la synthèse suivante :
– Il est impossible de passer à côté de tout trauma au cours d’une vie.
– Tous les traumas n’entraînent pas forcément des effets pathologiques, et nombres d’entre eux sont simplement classés au rang des mauvais souvenirs.
– Les effets pathologiques surviennent en fonction de l’individu, il n’existe pas de classement objectif de la gravité des traumas.
– Le processus de déstabilisation par le trauma se fait en plusieurs étapes : d’abord quelque chose que le psychisme ne peut pas intégrer, puis son existence à l’état clivé, et enfin son possible réveil par un événement vécu ultérieurement qui vient déclencher une pathologie.
– À l’une ou l’autre de ces étapes se crée une sorte de faille qui représente la plus ou moins grande fragilité du patient au même type de trauma ultérieur.
– Le sujet est plus ou moins sensible aux traumas en fonction de sa structure psychique.
Enfin, ce que donne l’auteur comme conclusion est que, dans sa pratique d’hypnothérapeute, il retient de tout ceci qu’il ne s’agit pas de modèles de vérité mais bien d’orientations étiologiques, et il met l’accent sur les éléments de son discours qui peuvent être utiles au mieux-être du patient.